C’EST Khrouchtchev qui y a pensé le premier : malgré toutes les précautions prises, peut-être dans dix ans, dans vingt ans, dans cinquante ans, le JL3 réussira à s’échapper de l’île et à contaminer le Monde. Et la vie, délivrée du frein de la mort, se mettra à se multiplier, à bourgeonner, à éclater, à déborder dans toutes les espèces. Malgré les cataclysmes qui s’en suivront, malgré les revanches brutales de la mort par les guerres, les famines, les massacres, la vie ne cessera, après chaque désastre, de recommencer, de tout envahir et de tout ravager. La vie sans la mort rend la vie impossible. Que faire ? Comment dresser un mur infranchissable devant la possibilité de cette menace ?
Il suffit d’un moustique…
Un moustique qui pique un type de l’île et lui pompe son sang contenant le virus.
Et d’un poisson qui bouffe le moustique, et qui est mangé par un autre poisson… Et les œufs du poisson mangés par cent poissons, et leurs œufs et eux-mêmes mangés par dix mille poissons et par les oiseaux de mer. Et un million de poissons mangés par d’autres poissons, pêchés par les hommes. Et les oiseaux de mer semant leurs excréments dans les océans et sur les terres…
Il suffit d’un moustique pour mettre le feu à la Terre. Khrouchtchev pense : si cela se produit on ne pourra rien. Alors … ! un cheval qu’on ne peut arrêter ni abattre, qu’est-ce qu’on en fait ?
On saute sur son dos et on se laisse emporter… Si la vie se met à galoper, se laisser emporter par elle… Si la Terre devient trop petite, sauter ailleurs…
C’était en 1955. Les auteurs de science-fiction les plus audacieux prévoyaient la première expédition de l’homme vers la lune en l’an 2050 ou même beaucoup plus tard. Khrouchtchev ne lisait pas les livres de science-fiction.
Quand Nehru était venu à Moscou, quelques semaines plus tôt, c’était à Khrouchtchev seul qu’il avait confié le secret du JL3. Malenkov était liquidé, Khrouchtchev ne tenait pas encore tout le pouvoir, mais Nehru, qui savait juger les hommes, pensa que c’était celui-là qui allait bientôt prendre seul les décisions en URSS, et ce fut à lui qu’il parla.
Il y avait alors, en URSS comme aux USA, de vagues études, mollement poussées, de navigation au-delà de l’atmosphère terrestre. À part quelques spécialistes mordus, personne ne s’y intéressait, ni ici, ni là. En Russie, on avait bien plus besoin, et d’une façon bien plus urgente, de camions, de blé, de beurre, de chaussures. Sans oublier les canons.
Khrouchtchev provoqua une réunion du Politbureau, devant qui il convoqua les spécialistes du projet des techniciens de tous ordres, des économistes, des astronomes, et bien entendu des généraux. Il déclara que, pour des raisons qui ne pouvaient pas être rendues publiques, qui ne pouvaient même pas être divulguées en petit comité, mais qui plaçaient la patrie russe et soviétique devant une alternative de vie ou de mort, il fallait préparer, à toute vitesse, les voyages interplanétaires.
Ce fut comme s’il avait jeté un chien dans un poulailler. Les quelques spécialistes du projet « Kosmos » exultaient, levaient les bras, poussaient des cris de joie, les autres assistants protestaient, demandaient des explications, disaient que c’était impossible, sans intérêt, trop cher, risqué, romanesque, délirant, bourgeois… De telles manifestations pour ou contre eussent été impensables du vivant de Staline, mais c’était la courte période pendant laquelle l’URSS put se défouler.
Khrouchtchev frappa des deux poings sur la table, poussa un grand coup de gueule, déclara que le système solaire appartiendrait au premier qui mettrait le pied sur la Lune, et que les États-Unis étaient prêts !
Ce n’était pas vrai, et il le savait. Mais sa déclaration fit tomber sur l’assemblée un silence terrible. Il en profita pour demander la priorité numéro un pour le projet Kosmos. Il l’obtint à l’unanimité.
Ce fut cette occasion de montrer son autorité qui fit émerger Khrouchtchev au premier plan des candidats à la succession de Malenkov, et prépara son intervention de février 56 au XXème congrès du Parti Communiste, puis son accession en 1958 à la tête du gouvernement. Ce fut aussi à partir de ce moment-là que Kossyguine et Brejnev le prirent pour un fou et préparèrent patiemment sa destitution.
Le 4 octobre 1957, le monde stupéfait apprenait que le premier Spoutnik tournait autour de la Terre.
En octobre 1964, Khrouchtchev destitué révélait le grand secret à Brejnev. Celui-ci comprenait alors les raisons de l’apparente déraison de Monsieur K. Et le poids de ce souci sur ses épaules, en plus du poids de la Russie, creusa sur son visage ce masque de gravité et de tristesse qui ne le quitta plus.
Mais Khrouchtchev ne lui avait pas dit que, le 15 mai 1960, à Paris, il s’était fait voler une ampoule de JL3.